" La photographie est une trace ". Cette phrase, que Christophe
aime à employer pour définir sa pratique, me touche, en ce qu'elle
a d'ambiguïté en elle : tant visuelle que littéraire, l'image
- ce signifiant errant - fait sens dans nos deux domaines, selon
les jeux des sensibilités. La réalité, du moins ce qui s'en
est présenté ou a eu lieu sous ces auspices, est peu à peu devenu
métaphore, par la seule magie de la prise de vue. S'impose dès
lors un rapport au réel différent, plus plein, qui n'est plus
séparé : la naissance d'un regard, la découverte de l'ignoré
au sein du quotidien. Depuis plusieurs semaines, la série s'est
construite sous mes yeux comme un organisme s'accroît, accumule
ses souvenirs, ou forme sa mémoire ; des significations s'y
sont projetées, en ont émergé aussi, qui, sans doute, proviennent
d'une origine tant imaginaire ( ou " imageaire ") que littéraire
: de l'histoire du projet, de son passé, ont progressivement
surgi des analogies plus ou moins valides, par séries elles
aussi, qu'à l'heure actuelle il faut tâcher de transformer en
récit, en quête de sens, fût-ce d'absence et de retrait hors
de ce qui ici nous est donné à voir. Le projet " Commun Jardin
" m'est parvenu au terme d'une succession de hasards : le plus
parlant parmi eux est sans doute l'une des oppositions qui court
dans la série, entre des espaces strictement publics- rues,
carrefours, ou terrains vagues - et des façades que masquent
à peine des arbres, un rideau de verdure, temporairement effacés,
exténués par l'hiver. Or, cette tension, théâtralisée à l'extrême
entre un " côté rue " et un " côté Jardin ", traverse l'appartement
que j'occupe maintenant depuis quatre ans. Au cœur d'une ville,
de toute ville, s'offrent en de certains lieux des échanges
étonnants, mettant aux prises des ordres de réalité que tout
devrait opposer. Sous ces deux quotidiens, ni plus ni moins
qu'en tout un chacun, se cachent des crevasses d'étrangeté :
seul le regard plus averti du photographe parvient, comme une
marge de la conscience, à transformer cette surface trop lissée
par l'habitude en une question qui se fait lancinante : que
sont nos villes devenues, et où y sommes nous encore à une place
? Nous y sommes-nous laissé une chance ? Ou notre création va-t-elle
progressivement échapper à notre contrôle pour nous dévorer,
nous détruire plus inexorablement que ne le faisait le Golem
des kabbalistes pragois ? A voyager chaque jour entre Strasbourg
et Sélestat par le train, ainsi que je le fais depuis trois
ans, il est possible de se rendre compte de la validité de l'interrogation
d'où part ce " Commun Jardin " : nos espaces sont désormais
clivés, scindés, où que se porte le regard. Les rideaux du train,
les frêles couvertures forestières ne suffisent plus à masquer
certaines des blessures irréversibles que nous nous sommes infligées
en défigurant notre espace. Il y a peu de chances pour que nous-mêmes
n'en soyons pas sillonnés, à des profondeurs que nous feignons
d'ignorer. Les paysages sont dorénavant scindés, tendus entre
les nécessités urbaines et l'aire naturelle qu 'elles ne cessent
d'amenuiser, entre la reconnaissance d'une culture et l'appréhension
prédatrice d'un futur. La vie, entendue comme la perception
de l'Unité en tant que principe fondateur, ne peut que s'en
ressentir, l'étonnement et l'émerveillement devant les aspects
les plus remarquables de la banalité ne cessent de s'émousser
; ainsi se noient d'eux-mêmes maints enchantements, comme maléficiés,
immobilisés en un mauvais rêve.
(*) Jean-Yves Fick est professeur de lettres au lycée
Jean-Baptiste Schwilgué de Sélestat